ÉPILOGUE
JE m’en fous pas mal.
Les nénettes, ça va, ça vient.
Moi, je vais rester à La Garenne.
C’est pas mal d’ailleurs, comme endroit. Et puis j’ai le foot ici, la peloche, avec Londet… Ma vie, quoi. Et en ce moment c’est fleuri après les chantiers et il y a Paris pas loin, avec les restos, les boîtes de nuit, tout ça ; et on peut dire que je suis vachement content de rester.
Et puis l’Amérique, c’est peut-être bien au ciné, mais ça doit être aussi moche qu’ici dans les villes, avec les coins pouilleux, les palissades, et on ne peut même pas sortir le soir parce qu’il y a plein de mecs bourrés de couteaux qui attendent dans les couloirs du métro comme dans le film avec Bronson.
Elle va regretter là-bas, c’est sûr.
Sur la carte, j’ai regardé Tucson, il y a même une photo sur le bouquin de la classe : c’est plein d’usines. Pire que vers Gennevilliers.
Je pourrai même pas aller à l’aéroport. Et puis, ça sert à quoi de voir un avion partir ?
Parce qu’ils n’ont pas pu trouver pire comme remède-punition. Le retour au pays natal. Oh ! elle ne s’est même pas fait gronder. Les psychologues ont conseillé et, quand ces mecs-là conseillent, il n’y a plus qu’à obéir. Les U.S.A. guérissent, paraît-il. Guérissent quoi ?
Pareil pour moi, d’ailleurs.
« Enfant trop doué, mauvaise insertion sociale pouvant créer des traumatismes s’exprimant par la fugue… » Même Marcel n’a rien dit.
On s’est payé trois jours d’examens dès le retour.
Ça, on peut dire qu’entre les gendarmes et les psychiatres, on a eu notre dose. On s’est pas fait louper.
Finalement, c’est la télévision qui nous a fait piquer. Quand on est sortis tout farauds de leur bon Dieu de fête sportive, ils étaient là, tout satisfaits : ils nous avaient reconnus sur les écrans. On n’avait pas fait deux mètres dans le parking qu’ils nous tombaient dessus comme sur Al Capone.
Victimes de la technique. C’est de plus en plus dur d’être un couple traqué. Bref, on s’est payé le voyage du retour avec deux bourriques pas causantes sur le poil.
On était inquiets pour Julius, mais ça s’est bien passé pour lui, il est rentré sagement. Il raconte des histoires du temps où il était ambassadeur en Italie du Nord…
J’irai le voir un jour, quand cela me fera moins de peine.
Il fait chaud, je n’aurais pas dû mettre ce pull.
Ça me tremble quelque part dans l’intérieur, comme de l’électricité. C’est parce que, lorsqu’elle partira tout à l’heure, on ne se verra plus, et peut-être le tremblement durera jusqu’à ce qu’elle revienne, si elle revient jamais !
Peut-être, un jour, j’irai à l’aéroport et j’aurai grandi. Je la verrai descendre avec ses jeans, ses cheveux frisés et son sac sport, et, malgré tout le monde autour, on se fera un baiser en gros plan, un baiser plein de temps perdu.
Et j’ai de la peine parce que c’est la dernière fois que je la vois descendre du bus.
Partout autour, ce sont les tours, noires ou vertes, taillées dans le verre épais ; on est en bas tous les deux, au pied des à-pics, au bas des falaises. C’est la Défense.
On n’a pas beaucoup de temps parce qu’il faut qu’elle soit rentrée pour quatre heures. Je trouve qu’elle a un peu maigri, je le sens à ses joues contre mes lèvres. Kay n’est pas là, les psychologues ont dû lui dire de ne pas venir, sinon on aurait belle-maman avec nous.
« On monte sur la plate-forme ? »
C’est un endroit large et rigolo : on est dans des sous-sols, on marche comme dans un couloir de métro, on prend un escalier mécanique et on débouche en plein ciel sur la dalle super-plate et on est une fourmi, soudain.
Il y a du vent par ici, toujours, même en été.
A la Défense, Lauren a toujours les joues rouges, c’est un quartier qui lui va bien. On s’y retrouvait quand on avait peu d’heures devant nous, parce que c’est le milieu entre chez elle et chez moi. Et puis on y est tranquilles, on peut se promener dans les allées, entre les cubes, on prend des passerelles, on enjambe des gadoues, des futurs jardins, il y a des sculptures dans des coins, posées comme des rochers, l’art moderne, quoi. C’est la science-fiction ici, alors c’est drôle de s’y balader, mais c’est bien aussi parce que personne ne s’occupe de vous ; les gens passent, glissent par les elevators, dans tous les sens ; il y a des ascenseurs en forme de bulle qui montent comme des mouches jusqu’aux terrasses, trente, quarante étages… C’est plein de Martiens là-haut.
On ne parle pas… Qu’est-ce qu’on se dirait à présent ?
Les nuages courent vite par-dessus les tours. Elles portent des noms de pétrole : tour Shell, tour Esso, tour Machin…
Bon Dieu, on ne va pas marcher ainsi sans rien se dire jusqu’à ce qu’elle s’en aille…
On lève la tête ensemble. Un coin d’édifice troue le ciel comme un triangle.
« On saute ? »
Je sais bien que c’est une envie et ce serait peut-être le mieux. Quatre-vingts étages de chute libre, on volerait un peu, un court moment, et puis scratch. Fini, l’Amérique.
« On va s’écrire », dis-je.
C’est pas négligeable, il y a ça dans mon futur accrochée à la grille, la boîte aux lettres, avec le grincement un peu rouillé, et dedans le rectangle blanc, un carré de lumière avec de grands timbres et plein de cachets. Je les garderai toutes.
« Si je me cassais une jambe, dit-elle, ça retarderait le départ. »
C’est vrai.
« On se casse pas une patte comme ça, il faut glisser. »
Elle hausse les épaules.
« Emporte du hasch, tu te fais prendre et ils t’empêchent de partir. »
On s’assoit. C’est un banc en plastique, une baignoire coupée en deux, couleur de boucherie chevaline.
« J’espère que tu vas faire la révolution là-bas ? »
Soupir-sourire.
« A mon retour, je dirigerai le soviet suprême des États-Unis. »
Je n’arrive pas à oublier que c’est la dernière fois que nous sommes là. Enfin non, pas la dernière fois, mais la dernière fois quand même, parce que, même si on se revoit, nous ne serons plus comme à présent, on sera deux autres, et ce ne sera plus si bien parce que… Oh ! et puis merde.
« Tu vas connaître des cow-boys, dis-je. Épouse John Wayne. »
On se regarde. On ne s’est presque pas regardés depuis le début. Pourtant, je devrais, pour qu’elle soit marquée dans le fond de ma tête, immense, nette et gravée, comme un poster.
« On n’a pas fini notre livre, Daniel. »
Quelque chose vibre, il y a en elle un courant comme en moi, ça se remarque à la paupière, à quelque chose qui bat sous la peau, au fond d’elle.
Ma voix quand je parle est de plus en plus pâlie.
« Il manque un seul chapitre, on peut le faire par lettres, moitié chacun. »
Elle se tait et je sais bien, va, que ce roman ne ressemble à rien ; ce livre, on l’a fait partout, sur les berges en face d’Argenteuil, dans les squares du XVIIe jusqu’à Venise, partout des endroits de notre vie, et maintenant on a une vie sans endroits.
Profite, petit, profite, elle est là encore, pour si peu de temps, si peu que je ne veux pas savoir combien… Mais comment fait-on en cinq minutes pour emporter vivante une femme dans sa mémoire ?
Elle regarde devant, vers le fouillis des passerelles.
« Dans six ans, dit-elle, je serai majeure et on ne s’aimera peut-être plus.
– Je ne crois pas, dis-je, je ne sais pas, mais je ne crois pas. »
Elle devait attendre que je dise autre chose, peut-être qu’on s’aimera toujours.
Ses tennis sont usés. Il manque le petit cercle en fer à l’endroit où l’on passe le lacet, et une bille d’acier reste bloquée à la hauteur de mon œsophage qui se continue par l’appareil digestif qui comprend successivement l’estomac, le foie, le pancréas, les deux intestins et… Oui, c’est ça qu’il faut que je fasse, me rappeler des leçons d’école, des récitations… Si je pense pas à autre chose, ça va couler et je ne le veux pas. – « O combien de marins, combien de capitaines… »
« Je ne veux pas partir, dit-elle…
– Ça ne fait rien, dis-je, je t’attendrai. »
C’est con comme dialogue ; si j’écrivais ça pour un film, tout le monde se marrerait dans la salle.
« Au fond, dit-elle, si tout ça a eu lieu, c’est qu’après tout nous ne sommes pas normaux. »
Je me dandine.
« N’exagère pas, on n’est tout de même pas des monstres. »
Elle hoche la tête. Elle n’a pas l’air convaincue.
Nous réfléchissons ensemble. Son visage s’éclaire.
« Tu sais ce qui va se passer ?
– Je vais le savoir.
– Je pense que c’est toi qui avais raison : on va perdre notre avance, on va devenir semblables aux autres. »
Sacrée perspective. Je ne sais pas si je m’y ferai, mais…
« Après tout, pourquoi pas ! J’aurai dix-huit ans, de l’acné, l’air un peu con et un attaché-case pour mettre mes sandwiches quand j’irai au bureau.
– Et moi du bleu à paupières, une jupe tergal et je taperai à la machine. Je pourrai prendre en sténo aussi avec un bloc sur les genoux et un ruban dans les cheveux. »
Peut-être que ça pourrait arriver, c’est vrai, adieu le génie, mais après tout ce n’était pas facile. Elle sourit à présent.
« On regardera la télé, on ira au bois le dimanche et nous aurons des enfants aux résultats scolaires moyens.
– Fais gaffe, dis-je, tu aimeras moins Racine. »
Elle fait un geste qui démontre qu’elle s’en fout.
« Promets-moi, dis-je, dès que tu seras un peu plus bête, reviens. Reviens, Lauren. »
J’ai dû bien dire cela, je n’ai pas joué, les mots sont venus seuls, comme des grands garçons, ils ont flageolé un peu, tremblotant sur leurs jambages.
« Je reviendrai, dit-elle, c’est sûr. »
Je sais à présent qu’on se reverra dès qu’on sera jeunes.
Je sens les aiguilles qui tournent elles tournent dans mon ventre, de plus en plus vite.
Elle baisse la tête et son visage disparaît derrière la chute des boucles.
On va voir si on est aussi des surdoués de la fidélité. On se lève et on redescend vers l’autobus, mais pas par le chemin direct, par la diagonale, comme les crabes. C’est impressionnant de traverser l’esplanade il y a le ciel et du béton plat, c’est notre Far West. Elle s’arrête.
« Je vais partir là, dit Lauren ; ne viens pas, parce qu’il y a toujours plein de monde à l’arrêt. »
C’est terrible de se quitter ici, tout est trop grand et je ne peux lutter contre rien, trop de hautes murailles, trop de large, trop de tout ; trop d’Amérique.
Je trouverai demain les mots que j’aurais dû lui dire ; il n’y aura plus personne près de moi tout à l’heure, et je ne serai plus qu’un minuscule petit mec qui clampinera entre les tours, de Shell en Esso, de Puteaux à La Garenne. Je serai un petit mec tout seul.
« Appelez-moi Humphrey », dis-je.
Ses yeux brillent d’eau.
« Je ne sais plus ce que j’avais répondu. »
Son visage flotte, le vent est venu et il fait froid presque d’un coup. Comme nous sommes allés loin tous les deux…
Elle a son ticket dans la main, tout plié ; il ne passera jamais dans l’appareil.
« Ne le déchire pas. »
Elle fait non de la tête et agite ses doigts à la hauteur de son oreille.
« N’oublie pas Venise », dit-elle.
Avec le canon de mon index droit, je la vise, bras tendu, en pleine tête, comme Gene Hackman dans French Connection, pouce replié. Je tire et j’ai dû bien tirer parce que, lorsque je rouvre les yeux, il n’y a plus rien nulle part, plus de Lauren, plus de tours, plus de Défense, que le ciel sur moi et vide, vide comme ce n’est pas permis, un ciel pour rien, bleu et con, un ciel bête à pleurer.
En bas, au pied des escaliers roulants, un autobus, gros comme un jouet, démarre, et la masque. La revoilà, minuscule. Elle crie quelque chose que je ne comprends pas. Je mets mes mains derrière mes oreilles. Elle recommence et les sons, cette fois, me parviennent.
« Dis-moi quelque chose, que je l’emporte. »
Panique. Je cherche, ça tourne, il faut trouver quelque chose dont elle se souvienne, quelque chose qui résume tout ce que nous avons été, quelque chose qui soit bien à nous, à nous deux seuls, où il y ait nos cerveaux trop gros et nos cœurs si larges, quelque chose qu’aurait dit… je ne sais pas, moi, un type qui serait à la fois Einstein et Racine ; Einstein et Racine !…
Alors, d’un seul coup je me penche au-dessus de la rambarde, les mains en porte-voix, et hurle :
E=MC2, mon amour.